“Enchantée”, d’Annkrist : le chant rocailleux d’une indocile sort de l’ombre
Son verbe acéré prend sa source dans le Brest militant des années 1960. Publiés entre 1975 et 1987, les cinq albums de la chanteuse, 72 ans, sont enfin réédités.
Certaines voix vous intiment de les écouter. Celle d’Annkrist vous saisit, vous assoit et vous relève en même temps. Une gageure ? Oui, de celles qui convainquent de la découverte d’une artiste essentielle. Annkrist est restée pourtant, à 72 ans, une quasi-inconnue. En dehors d’un cercle d’admirateurs fervents, son nom n’a guère circulé dans le milieu de la chanson française. La faute à pas de chance, à une discrétion excessive ? À l’écoute de ses cinq albums, publiés entre 1975 et 1987 et tout juste réédités, on devine, à travers son timbre puissant et rocailleux, son verbe à la poésie coupante, le peu de talent pour les petites compromissions qui vont souvent de pair avec la réussite.
Retracer le parcours d’Annkrist, c’est remonter le fil de la Bretagne engagée des années 196o et 1970, faite de luttes sociale, culturelle et musicale. C’est suivre l’itinéraire mouvementé d’une chanteuse née en 1949 à Bizerte (Tunisie) d’un père marin, breton, et d’une mère venue du Beaujolais, et dont l’enfance se déroule successivement entre la Bourgogne rurale et le dé-sert culturel brestois d’alors, ville martyre reconstruite en béton triomphant. Annick-Christine Le Goaër y grandit dans le quartier du Polygone. Ses parents habitent la dernière maison avant les « baraques » d’après-guerre, où se mêlent les oubliés des Trente Glorieuses. Les gamins n’y sont pas des enfants de chœur, mais le foyer Le Goaër se transforme en MJC le dimanche. On y accueille les copains esseulés, on y reprend en chœur les classiques des ouvriers venus se réchauffer : Mac Orlan, Aristide Bruant. Annkrist, tout ouïe, se forge une culture politique, compose ses premières chansons à 10 ans, devient la vedette des kermesses puis des clubs folk de l’université, où bouillonne le renouveau musical breton.
Ce monde est tout entier contenu dans son premier disque, publié en 1976. Elle y apparaît en robe à fleurs, mais la douceur de son visage contraste avec son chant tellurique sorti du granit et le tranchant de ses textes. Ils disent la dureté de l’arsenal, le port militaire de Brest qui rythme la ville et la vie des gars des destroyers, « avec leur cœur qui coule, leurs nerfs rongeurs rageant dedans/La fin du bal [qui] les roule aux pieds du commandant ». Celle de la Prison 101, peuplée de femmes. Les hommes détenus à la prison de la Santé la reprennent à leur compte. L’administration finit par l’interdire. Au milieu de ce gris, comme un îlot de bonheur précieux : Dans ta maison à toi, où l’« on peut venir quand on veut /On amène sa joie /On amène ses yeux » ; souvenir du foyer familial.
Sous ses mots, Annkrist fait glisser la harpe de Kristen Noguès, la guitare de Gérard Delahaye, l’harmonica de Patrick Ewen, les amis musiciens du label associatif Névénoé. Elle fait forte impression. Télérama s’enthousiasme : « En un seul disque, Annkrist se hisse au premier rang. » Militante dé-vouée, la chanteuse sillonne tous les comités de soutien qui la réclament, du Festival de l’ennemi intérieur à Morlaix jusqu’à Besançon, auprès des grévistes de LIP. Invitée sur France Inter, elle part tôt un matin pour Paris. Mais n’atteindra jamais la Maison de la radio, victime d’un grave accident de voiture. Un flash info annoncera même par erreur son décès.
La première chance est passée. Une seconde ne tardera pas. Remise sur pied, Annkrist reprend la route, mais son franc-parler, la lumière qu’elle attire ont provoqué quelques étincelles. On lui reproche d’être trop féministe. Elle rompt avec Névénoé, quitte le microcosme bretonnant, parfois étouffant pour une femme libre de son acabit. Avant de devenir chanteuse, Annkrist a voyagé, comme son père. Elle a parcouru l’Ardèche, diplôme des Beaux-Arts en poche, puis l’Afrique de l’Ouest, jusqu’à Niamey, au Niger, sur des chantiers d’archéologie.
Son deuxième album, publié en 1978 chez Spalax, un petit label parisien, est celui de l’indépendance. Elle choisit ses musiciens : Jacky Bouillol et Michel Runarvot à la basse et au piano. Des Brestois capables d’électriser un bal. Tendre est ma nuit quitte le folk pour un blues nocturne arrondi par un piano jazz. Le crachin, pourtant, n’a pas quitté la prose d’Annkrist. Il est dans cette Lumière descend la ruelle : « Plus lentement que les passants/ Transpercés par une brume telle/ Alors c’est l’hiver sûrement… » Mais on l’écoute au fond d’un club qui accueille Les Égarés, ceux qui « ne causent guère », bouleversé par ce Bizarre Pierrot, qui « a chuté du toit », happé par l’émotion de son trémolo qui évoque autant Janis Joplin que Michel Jonasz et le tintement délicat d’un triangle, furtif comme une étoile filante. La Fnac sélectionne cet album dans son « anti-hit-parade », aux côtés d’un certain Francis Cabrel. Un troisième disque est déjà prêt, Batik original (1919). Longues boucles rousses, Annkrist pose en veste de satin noire, presque glam. Les matins blafards parisiens ont remplacé ceux de Brest. Au sommet du disque trônent Rimmel tranquille, son piano balancé, son chant cassé, son verbe ivre de rage et d’espoir, et la mystérieuse dona Senna (Dona), qui l’interroge: « Je ne sais pas comment tu oses/ Aller chanter si nue pour ces gens-là/Ça m’fait mal /Pour eux test tellement pas grand-chose. » La critique continue de s’enflammer, ainsi Libération, pour cette « chanson française au féminin qui a choisi de se faire entendre sans fatalement avoir à tortiller du cul ni nécessairement entrer dans les ordres ». Annkrist refuse pour-tant de se soumettre aux règles du marché. Ce qui n’aide ni à se faire connaître, ni à vivre de son métier, en dépit du soutien de quelques fidèles, comme Gilles Servat, qui l’invite pour sa première partie à l’Olympia en 1987. Elle vient alors d’enregistrer deux albums, Ange de nuit et Bleu cobalt, où son rock se fait toujours plus progressif, ouvert à l’improvisation. Elle les a payés de sa poche, séance par séance, pendant sept ans, car l’idée de laisser des chansons inachevées lui était insupportable. La dernière dure quinze minutes. Elle s’intitule Futurs. Une prémonition.
Odile de Plas
Télérama, 17 décembre 2022.
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